Le temps au cours de l'histoire
Antiquité
- Le temps ne peut être découpé, transporté, comparé, conservé
- Il n'est accessible qu'à travers autre chose (mouvement,
changement d'état...)
- Existe-t-il hors de la conscience que nous en avons ?
Saint Augustin
"Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais;
mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais
plus! Et pourtant, je le dis en toute confiance, je sais que si rien ne
se passait, il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il
n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de
temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode
d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore?
Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il
ne serait plus le temps mais l'éternité. Si donc le présent, pour être
du temps, ne devient tel qu'en passant au passé, quel mode d'être lui
reconnaître, puisque sa raison d'être est de cesser d'être...
Il est évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont, et qu'il
est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent et
l'avenir, mais qu'il serait exact de dire : il y a trois temps, un
présent au sujet du passé, un présent relatif au présent, un présent au
sujet de l'avenir. Il y a en effet dans l'âme ces trois instances, et
je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire,
un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à
l'avenir, l'attente..."
Saint Augustin,
Confessions
Des scolastiques à la
phénoménologie
Au travers des réflexions sur le mouvement, le temps de
vient une
quantité, le paramètre du mouvement (Buridan, Oresme) reprenant la
traditions de Saint Augustin : " Le temps n'existe pas sans
un changement, qui s'opère par le mouvement. "
- Séparation des notions de temps (abstrait) et de durée
(sensible)
- Newton Rejet du temps vulgaire empirique pour un temps
abstrait, absolu, mathématique, homogène, indépendant de toute chose
qui peut s'y dérouler. Les événements sont dans le temps et ne
l'influencent pas.
- Leibniz Le temps est l'ordre des choses successives, il n'a
donc pas de sens en-dehors des phénomènes.Leibniz
- Kant Le temps est une forme a priori de la sensibilité, une
condition préalable à toute expérience
- Hegel Accent sur la temporalité, le passage de l'avenir au
passé à travers le présent (grand avenir dans la phénoménologie, de
Husserl à Merleau-Ponty).
- Bergson La durée (phénomène mental) est distincte du temps
(projection de cette durée dans l'espace physique)
- La question rebondit avec la relativité : le temps
existe-t-il en dehors des événements ?
- Einstein (1905) : L'espace-temps est indépendant de son
contenu, mais sa structure est construite par des expériences (de
pensée) à base de règles et d'horloges.
- Einstein (1915) : La forme de l'espace-temps dépend de son
contenu (mais pas son existence ?).
Le temps immobile
Depuis Newton, le temps n'est rien d'autre qu'une coordonnée permettant
de repérer un événement dans le cadre absolu d'un espace et d'un temps
préexistants. L'univers est un bloc dans lequel tous les événements
coexistent en quelque sorte " simultanément ". Ce bloc d'espace-temps
est un feuilleté (un feuillet d'espace pour chaque temps). Les
équations déterministes de la dynamique newtonnienne assurent la
transition de l'un à l'autre : "Nous devons envisager l'état présent de
l'univers comme l'effet de son état antérieur et la cause de celui qui
va suivre" (Laplace, 1796). Même notion d'univers-bloc avec une
dynamique irréversible (trajectoires à sens unique), ou avec une
dynamique indéterministe (trajectoires en réseau avec des branches
divergentes, ou convergentes).
La relativité (restreinte) supprime toute distinction entre espace et
temps. Il n'y a plus de séparation objective entre passé et futur :
"Pour nous qui croyons à la physique, la division entre passé, présent
et futur n'est qu'une illusion, bien que tenace" (Einstein, 1955). Mais
l'espace-temps reste extérieur aux phénomènes qui s'y déroulent : c'est
toujours un univers-bloc, mais il ressemble à un quatre-quarts au lieu
d'un feuilleté : tous les feuilletages sont équivalents [c'est là le
sens du mot relativité !]
La
relativité générale considère la gravitation comme une manifestation
de la déformation de l'espace-temps entraînée par la présence de corps
massifs. On passe du quatre-quarts au bloc de pâte à modeler.
Remarques:
- La relativité générale dit que tous les feuilletages de
l'espace-temps sont équivalents. Seuls les invariants (temps propre,
masse...) ont une signification intrinsèque.
- Mais l'espace-temps peut présenter des symétries et il est
alors plus pratique d'utiliser un feuilletage [jeu de coordonnées] qui
respecte cette symétrie (les coordonnées cartésiennes sont peu
pratiques sur une sphère).
- C'est le cas près d'une masse sphérique (géométrie de
Schwarzschild).
- C'est apparemment le cas de notre univers : il existe un
feuilletage en espace+temps dans lequel la densité et la température
sont (approximativement) constantes sur chacune des sections spatiales
(et varient régulièrement de l'une à l'autre).
Le temps du changement
Il est évident que le temps est asymétrique
- une pomme ne saute pas de l'herbe vers un pommier
- un verre brisé ne se ressoude pas spontanément
- l'eau tiède ne se sépare pas en glaçons+ eau chaude
Question : cela est-il dû
- à une asymétrie du temps lui-même ?
- à une asymétrie des lois physiques ? -> asymétrie de
droit
- à une asymétrie des conditions aux limites ? ->
asymétrie de fait
Asymétrie de droit ?
Prigogine et l'Ecole de Bruxelles : Les " vrais " systèmes physiques
sont complexes, on ne peut pas les connaître complètement, une
description probabiliste est inévitable, autant la considérer comme
fondamentale et construire une dynamique probabiliste irréversible.
Il faut alors reconstruire 3 siècles de dynamique (de Newton à
l'électrodynamique
quantique), dont les succès remarquables ne sont
qu'accidentels.
Asymétrie de fait?
Les lois sont symétriques dans le temps, mais les solutions des
équations ne le sont pas nécessairement : cela dépend de l'état initial
du système (ou de son état final). Seulement, si une solution existe,
la solution inverse existe aussi.
Thermodynamique
Premier principe : Chaleur et travail sont deux formes équivalentes de
l'énergie.
Mais Carnot observe dès 1824 qu'une machine thermique ne fonctionne que
si elle rétrocède un minimum de la chaleur reçue d'une " source chaude
" à une "source froide". Plusieurs formulations équivalentes de ce
second principe, dont " La chaleur va spontanément du chaud vers le
froid " (Kelvin). Clausius montre qu'une fonction des paramètres du
système (température, volume, pression...) , l'entropie, augmente
toujours au cours du temps jusqu'à atteindre sa valeur maximale =
l'état d'équilibre thermodynamique. L'univers entier se trouve
impliqué. Donc Clausius exprime les deux principes sous la forme :
- L'énergie du monde est constante.
- L'entropie du monde tend vers un maximum
D'où nombre de considérations philosophico-scientifiques sur la mort
thermique de l'univers, très en vogue à la fin du XIX° siècle.
Thermodynamique
statistique
Entre 1850 et 1870, Clausius, Maxwell, Boltzmann, retrouvent par des
considérations statistiques la plupart des résultats de la
thermodynamique, et mieux encore calculent les nombreux coefficients
empiriques qui parsèment ses équations. Mais la dynamique newtonnienne
est réversible ! Il est impossible d'en dériver le second principe
(Loschmidt 1876).
Boltzmann utilise en 1877 un argument statistique :
- L'entropie mesure la probabilité des états macroscopiques
(observés)
- A chaque macro-état correspondent plusieurs états
microscopiques (inobservés)
- Tous ces micro-états sont équiprobables
- Ergo, le macro-état auquel correspond le plus grand nombre
W de micro-états est le plus probable
- L'entropie S = k LogW, donc l'entropie augmenteen moyenne
parce que l'on va vers des états de plus en plus probales. CQFD !
Un cadavre dans le placard
- Pourquoi les micro-états seraient-ils équiprobables ?
- Intuitivement, on imagine que le système finit au fil du
temps par traverser tous les micro-états, qui seront ainsi occupés à
peu près aussi longtemps les uns que les autres.
- Mais chaque micro-état a un unique successeur et un unique
prédécesseur. L'ansatz d'équiprobabilité revient à négliger les
corrélations entre micro-états qui viennent des interactions qui
permettent de passer de l'un à l'autre.
- Boltzmann fait donc l'hypothèse d'un chaos moléculaire.
Mais s'il existe à un instant donné, ce chaos est peu à peu détruit par
les interactions.
- La thermodynamique statistique s'applique donc aux systèmes
créés dans un état proche du chaos moléculaire et aussi longtemps que
les corrélations demeurent négligeables.
- Négligeable -> Seuil -> Subjectivité
-> L'entropie dépend de l'observateur
- L'irréversibilité apparaît comme une pure illusion, mais
celle-ci est partagée par tous les " observateurs " qui se sont
accordés sur la manière de tronquer la dynamique en négligeant les
corrélations
De l'importance du
déséquilibre
Avoir tronqué la dynamique entraîne une irréversibilité (apparente)
mais n'en fixe pas la direction : elle pourrait ne pas être la même
d'un système physique à l'autre. Reichenbach note que les systèmes
physiques sont en général créés à un certain moment, et n'évoluent
qu'ensuite (branch systems) : ils ont ainsi l'asymétrie du système sur
lequel ils se branchent. Cela revient à dire qu'il n'existe en réalité
qu'un seul système, l'univers, et que tous les sous-systèmes que nous
pouvons découper à l'intérieur héritent automatiquement de sa direction
d'évolution. Il n'existe pas de système parfaitement isolé, et le reste
de l'univers continue à influencer le sous-système. Même une
perturbation très faible peut modifier complètement son évolution à
long terme.Toutes les flèches thermodynamiques de l'univers pointent
dans la même direction, celle de l'univers, celui-ci doit alors avoir
commencé son existence dans un état de basse entropie.
L'univers est dominé par la gravitation, et celle-ci a des propriétés
thermodynamiques inhabituelles:
- un état de faible entropie est extrêmement uniforme
- la chaleur spécifique est négative
- un système gravitationnel se réchauffe en perdant de
l'énergie
- il n'existe pas d'état d'équilibre thermique
- l'entropie n'a pas de maximum
Le monde dans son ensemble ne peut pas atteindre son équilibre et ce
déséquilibre permanent permet l'évolution et la
vie (par exemple les
glaçons dans le whisky)
Le temps n'existe pas !
Si la donnée de l'état d'un système à un instant permet de déterminer
son état à tout autre instant, son évolution n'apporte aucune
information. Chacun de ces états est indexé par le paramètre " temps ",
mais on pourrait choisir tout autre paramètre permettant de distinguer
les différents états physiques, un angle par exemple. D'ailleurs on "
mesure " le temps par la position des étoiles ou des aiguilles d'une
montre. Le " temps " n'est donc que la corrélation établie entre
certains phénomènes (appelés " horloges ") et les autres.
Quelle horloge maîtresse
choisir ?
La
relativité générale relie la distribution de la matière à la
géométrie de l'espace-temps. La succession temporelle des géométries
spatiales [les feuilletages] est entièrement déterminée par la
dynamique. On peut donc choisir le(s) paramètre(s) de ces géométries
comme index au lieu du temps.
Différences majeures avec le temps "classique" (modèle Newton 1689
modifié Einstein 1915):
- les différents états que peut prendre cette géométrie sont
physiquement différents, alors que les différents instants du temps
newtonien sont identiques.
- les géométries ne peuvent en général pas être indexées par
un paramètre unique comme le temps classique.
- sauf pour le modèle du big bang où la géométrie est indexée
par le seul paramètre d'échelle a
Dans ce cas, parler d'expansion de l'univers est une tautologie. Ce
remplacement du temps par la géométrie de l'univers est une pratique
courante des astronomes : dire qu'un
quasar s'est formé à un décalage
vers le rouge z revient à le repérer par rapport au paramètre d'échelle
a = 1/(1+z), et non par rapport au temps cosmique dont la relation avec
a dépend du modèle d'univers, de la vitesse d'expansion, de
l'importance respective de la matière et du rayonnement, etc.
Références
- Le temps en sciences, Interfaces N°6, Centre régional de
Documentation Pédagogique de Paris 1993
- Le Concept de temps, revue du Palais de la Découverte no
134, Paris, 1986.
- M.D. Akhundov; "Conceptions of space and time" (MIT Press,
Cambridge, 1986)
- J. Attali, Histoires du temps, Fayard, Paris, 1982.
- P.C.W. Davies; "The physics of time asymmetry" (University
of California Press, Berkeley,1974)
- P. Horwich; "Asymmetries in time" (MIT Press, Cambridge,
1987)
- D.-S. Landes, L'heure qu'il est : les horloges, la mesure
du temps et la formation du monde moderne, Gallimard, Paris, 1987.
- M.C. Mackey; "The dynamic origin of increasing entropy"
Review of Modern Physics 61(1989)981
- J. Matricon et J. Roumette, l'Invention du temps,
Presses-Pocket, coll. Explora, Paris, 1991.
- R. Penrose; "Singularities and time asymmetry" ("General
Relativity", Cambridge, 1979)
- I. Prigogine & I. Stengers; "Entre le temps et
l'éternité" (Fayard, Paris, 1988)
- H. Reichenbach; "The direction of time" (University of
California Press, Berkeley, 1971)
- G.J. Whitrow; "The natural philosophy of time" (Clarendon
Press, Oxford, 1980)
- H.D. Zeh; "The physical basis of the direction of time"
(Springer, Berlin, 1989)